samedi 29 août 2009

Miljenko Jergovic – Freelander

Il y a 6 ans (déjà ? diable comme le temps passe vite), je découvrais la Croatie, un pays dont je suis tombé immédiatement éperdument amoureux. Parce que la Croatie, au-delà des hôtels all inclusive à la mode qui font les couvertures des catalogues de voyages, c’est avant tout une terre de contrastes saisissants. Sur la côte, les Croates ont pris soin de nettoyer les moindres traces d’un conflit dont ils parlent peu. Mais comme un fainéant qui aurait caché les poussières sous le tapis, le pays dévoile ses profondes cicatrices pour peu qu’on prenne le temps d’aller jeter un œil à l’intérieur des terres.

Mes yeux ne pourront jamais oublier le spectacle d’un autre âge des villages défilant sur la route qui nous menait à Plitvice, en passant par Otocac : des quartiers résidentiels aux façades criblées de balles, des maisons dont le dernier étage avait été rasé et reconstruit à la va-vite avec quelques parpaings, les églises systématiquement incendiées et les cimetières, partout les cimetières. Entre les impacts de balles et les ruines de leurs maisons, les habitants continuaient à vendre le long des routes leur fromage et leurs cochons occupés à rôtir sur une broche.

Photo : Bartel Wrezniowski

Plus tard, aux portes de Dubrovnik, on découvrait les restes de l’hôtel Libertas, un ancien hôtel de luxe qui fut bombardé en 1991, au pied duquel les habitants du quartier faisaient bronzette en prenant soin d’éviter les cratères laissés par les obus. Depuis lors, il paraît que des promoteurs ont à leur tour effacé ces traces de l’histoire. Dommage…

La réalité se manifestait de la plus violente des manières qui soit, on se la prenait en pleine tronche : il y a moins de vingt ans, à une demi-journée de voiture de chez nous, la guerre a frappé, avec son cortège de nettoyages ethniques, de pillages, de massacres, de snipers et de fosses communes. Les Croates, les Serbes, les Bosniaques, les Monténégrins, et cætera qui ont mon âge ont brûlé leur adolescence entre les balles et les incendies. Et nous, devant nos postes de télévision, nous regardions les images des reporters en mangeant des côtelettes de porc et en se disant que ces problèmes de Serbes, de Croates, de Bosniaques, de Monténégrins et cætera, c’était beaucoup trop compliqué pour nos cerveaux belges pourtant habitués aux conflits communautaires.

Freelander, le roman de Miljenko Jergovic suit à peu de choses près le même parcours que celui que nous empruntions en 2003 sur les routes croates. Son personnage principal, Karlo, est un professeur d’histoire à la retraite qui doit se rendre de Zagreb à Sarajevo pour prendre connaissance du contenu du testament d’un vieil oncle qu’il croyait déjà mort depuis longtemps. Ce voyage n’est évidemment qu’un prétexte pour que l’auteur puisse raconter, parfois avec sarcasme, parfois avec légèreté, les paradoxes de cette ex-Yougoslavie qui n’a fait que se déchirer au cours de l’histoire. Au fil des rencontres, Karlo se remémore des épisodes de sa vie, évoque l’engagement politique de sa mère qui a toujours suivi le sens du vent (nazi, fasciste, communiste ou oustachi selon les périodes) et tourne en dérision l’intégrisme qui a poussé tous ces gens à s’entretuer. La cuisine, le foot, les patois, tout y passe pour démontrer l’absurdité de ceux qui, comme il l’écrit si bien, se sont battus pour pouvoir remplacer les panneaux écrits en alphabet latin à l’entrée des villages, par de nouveaux panneaux en cyrillique à l’entrée des cimetières.

J’ai lu ce livre comme on relit un vieux guide quelques années après le voyage, redécouvrant à chaque page ces images qui m’ont marqué à jamais, l’odeur des cevapcici (ces saucisses au nom imprononçable), le goût surprenant du Cockta (le coca slovène), cette langue où les accents s’invitent sur les consonnes, où des îles ont des noms sans voyelle comme Krk et dans laquelle « merci » se dit « hvala », le linge qui pend entre les murs du palais de Dioclétien à Split, les habitants d’Orebic qui vendent leur propre vin dans des cuves installées dans leur garage et, en Slovénie, ce clocher de malheur qui sonnait tous les quarts d’heure à côté d’une pension à Ljubljana où le temps semblait pourtant s’être arrêté juste avant la diffusion du premier épisode de Falcon Crest.

Ceux qui ont eu la chance de visiter les Balkans retrouveront des souvenirs encore vifs à la lecture de Freelander. Les autres comprendront qu’il est urgent d’aller y traîner leurs savates.

Miljenko Jergovic, Freelander (Actes Sud).


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