vendredi 9 janvier 2009

Will Eisner - New York Trilogie


New York est une ville qui m’a marqué au fer rouge. En préparant ce texte, j’avais d’ailleurs un peu le bourdon en réalisant que ma dernière rencontre avec THE ville remontait à exactement dix ans. Je n’ai manifestement pas vu le temps passer puisqu’entre 1998 et 2009, ce sont bien onze années qui se sont écoulées et pas dix. C’est ce qu’on peut appeler une petite erreur de calcul révélatrice.

« Un jour j’irai à New York avec toi » ai-je promis à ma chérie, promesse que je réitère. En deux séjours de trois jours chacun (l’un en 97 ; l’autre en 98), j’y ai découvert des bribes d’une ville fascinante, qui a développé sur moi un étrange pouvoir d’attraction, moi qui suis d’ordinaire si imperméable au charme des grandes métropoles.

A New York, tout semble s’accélérer. Tout y est exagéré, disproportionné, toutes les formes d’excès s’y enchaînent à un rythme effréné. En onze ans, ma mémoire a certainement trié une bonne partie de mes souvenirs, mais je dois avouer qu’en seulement quelques jours, j’y ai vécu un nombre anormal d’expériences hors du commun. En vrac et dans le désordre :

J’ai acheté pour quelques dollars un exemplaire de l’album A Thousand Leaves de Sonic Youth, quelques semaines avant sa sortie officielle. Le CD était barré du message « Promotional only - Not for sale », ce qui n’avait pas l’air de déranger le disquaire. Qui a dit que le mp3 avait tué l’industrie musicale ?

J’ai visité l’atelier d’un artiste peintre du Bronx qui faisait une fixette sur les canapés : toutes ses toiles représentaient des sofas. Son atelier ressemblait à un immense catalogue Ikea mis en page par Magritte.

Dans l’arrière-boutique d’un magasin de fringues de Soho, un mec m’a proposé de me fabriquer un faux permis de conduire de l’Etat de New York pour 10 dollars. Prêt en 15 minutes. Pas de bol, j’en avais déjà un de l’Etat d’Ohio, véridique celui-là. A y repenser, j’aurais dû me laisser tenter.

Dans la rue, outre les habituels voyous qui te vendent de fausses lunettes Oakley pour 10 dollars, je me suis fait alpaguer par le sosie de Huggy-les-bons-tuyaux. Il voulait absolument que je lui file 100 billets pour une bague dont il n’en a finalement obtenu que 5. Avec la bague, j’ai eu droit à un catalogue : « Tu me dis ce qui t’intéresse, une montre, un bracelet, une ceinture, et tu me donnes ton prix. Je vais les voler dans le magasin Ted Lapidus ici derrière et je t’amène la marchandise dans une heure. » Ville de fous…

Dans un resto, j’ai été incapable de chier dans des chiottes dont les portes étaient tellement basses qu’on aurait pu tout aussi bien chier la porte ouverte. Assis sur le trône, le futal sur les chevilles, j’essayais de me concentrer sur mon œuvre quand un pote est entré à son tour dans les gogues. « Salut, ça va ? » qu’il me fait, surpris par tant de proximité. Ça m’a coupé dans mon élan. Je n’aurais pas pu.

Dans une sorte de grand bazar dédié à l’univers de Warner Bros, une vendeuse m’a rendu la monnaie en dollars martiens : une belle pièce d’argent frappée « In Gluteus Maximus We Trust », valable jusqu’au 24 ½ siècle, qui dort bien sagement dans mon portefeuille depuis lors.

J’ai failli me faire jeter du World Trade Center - ou était-ce l’Empire State Building ? - pour avoir osé prendre cette photo à l'entrée des ascenseurs.


Les vigiles avaient du mal à comprendre mon étonnement tout européen. Moi, de mon côté, je peinais à saisir le but de cette pancarte. C’est vrai que dans nos esprits étroits, nous n’envisagerions jamais d’emporter un flingue ou une lame au boulot. Au pays des libertés, par contre… En y repensant maintenant, je ne me souviens pas avoir vu ces mêmes pancartes en empruntant les lignes aériennes intérieures. L’histoire est pleine d’ironies, n’est-ce pas ?

Dernier épisode que je retiendrai avant d’en terminer avec cette longue digression : c’est à New York que j’ai appris à connaître et apprécier un certain J., camarade de classe dans l’Ohio, fan de gangsta rap, la casquette toujours profondément vissée sur la tête. Pourquoi je parle de lui ? Primo parce que jusqu’à ce voyage à NYC, j’étais persuadé que tous les fans de gangsta rap étaient des crétins prétentieux et que j’ai découvert en lui quelqu’un de brillant, à l’humour très fin. Secundo parce que, quelques mois plus tard, ce même J. s'interdisait à jamais d'assister à son 19e anniversaire en se tirant une balle en pleine tête. Excès, excès...

Pourquoi tout ce blabla ? Simplement pour introduire la réédition chez Delcourt de New York Trilogie, un splendide roman graphique rédigé dans les années 80 par Will Eisner, un Dieu de la BD, et qui restitue à merveille cet état d’esprit propre à New York.

Le premier tome, baptisé «La ville» se compose d’une série de vignettes qui brossent un portrait de la ville depuis plusieurs points de vue différents : ses égouts, ses odeurs, sa musique, son métro, etc. En une case ou sur plusieurs planches, on y retrouve cette atmosphère qui, selon moi, n’existe que là-bas : le temps y tourne trop vite, toute situation prend des proportions extraordinaires.

Dans le deuxième tome, « L’Immeuble », Will Eisner suit la destinée de quatre fantômes dont la vie tourne autour d’un vieil immeuble, voué à être rasé et remplacé par une belle tour de verre moderne. C’est l’occasion de dépeindre un quartier, avec ses passants, ses habitués qui s’y croisent et recroisent sans même s’en rendre compte. Une rue, un bloc de maisons, un quartier auraient-ils une âme propre qui dépasserait celle des habitants qui les peuplent ? C’est en tout cas ce qui m’avait le plus frappé quand je traînais dans Big Apple.

Enfin, dans le dernier tome, « Les Gens », Eisner démontre par l’absurde une théorie selon laquelle plus une ville grouille de monde, plus ses habitants deviennent invisibles. A travers trois histoires suffocantes et un peu surréalistes (on dirait presque des épisodes de The Twilight Zone), il dépeint une ville à la personnalité tellement forte qu’elle finit par vider de leur substance ses habitants les plus faibles, jusqu’à leur ôter la vie. « NYC Ghosts and Flowers » chantait Lee Ranaldo, une de mes préférées de son répertoire.




Avec ces trois belles reliures qui totalisent environ 400 planches, Will Eisner rejoint la catégorie de ceux qui ont élevé cette ville au rang d’objet de culte en soi : Paul Auster, Woody Allen, Andy Warhol, Lou Reed, Martin Scorsese, Sonic Youth, Suzanne Vega, Beastie Boys, etc.



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